Quand nous l’avons rencontrée, Ludmila était assise au bord de son lit, dans une chambrée partagée avec cinq autres dames. Réfugiées comme elle dans un camp établi à une quinzaine de kilomètres d’Ouman. Sur une base de missiles S-300 désaffectée. Pour se rendre à Dmitrouchky, il faut emprunter un chemin de terre à peine carrossable, tracé droit au milieu de labours noirs et nus en cette fin d’hiver.

Au pied de l’un des bâtiments ocres de deux étages, un homme âgé fume cigarette sur cigarette, prostré sur un banc. Le regard rivé au sol. Les arbres aux alentours sont dépouillés. Le lieu est lugubre. Les locataires sont des civils, mais un écriteau officiel annonce: «Maison des anciens combattants: Séjour permanent ou temporaire».

A l’instar de milliers d’habitants de Kherson, Ludmila a échoué ici, après avoir fui la seule capitale régionale tombée aux mains des russes peu après l’invasion; libérée huit mois plus tard; et régulièrement bombardée depuis lors, en guise de représailles. Elle a vécu un cauchemar. Et pourtant, elle est lumineuse. Ses yeux espiègles et ses propos empreints de malice illustrent à merveille l’esprit de résilience répandu dans le pays.

«Mon âge? On ne pose pas des questions pareilles à une jeune fille», réplique l’institutrice aux cheveux gris coupés courts. Mais elle confesse: «J’ai fait la classe pendant 45 ans.»

«J’habitais une maison de deux étages construite avant la révolution», de 1917. Le Dniepr qui marque la frontière entre l’Ukraine et la Russie coulait à 500 mètres. «Il n’y avait pas de militaires dans le coin. Et puis la guerre a éclaté. Les russkofs ont commencé à nous tirer dessus». Elle ne dit pas les russes, mais les russkofs.

Un immeuble proche de chez elle a été détruit. Puis est venu le tour de sa maison. «Je ne voulais pas partir. Mes parents sont enterrés la-bas», poursuit-elle. «Je pensais me mettre à l’abri ici pour deux mois». Mais quatorze mois se sont déjà écoulés.

Trois de ses compagnes d’infortune assistent muettes à l’entretien.

Ludmila parle accoudée à son déambulateur, vêtue d’un pantalon de pyjama de couleur vieux rose, et d’une doudoune fuschia. Elle a l’esprit vif. Ne se plaint pas. «Ici, on a trouvé de la compassion. On est très bien traitées», insiste-t-elle.

Elle précise avoir du sang tatar russe et ukrainien. «Je ne suis pas demeurée. J’ai encore toute ma tête», coupe-t-elle si on lui pose deux fois la même question. S’exprime en russe pour dire son espoir de retour à la vie d’avant. Elle a deux fils. Parle au premier, réfugié en Allemagne mais pas au second, établi à Vladivostok, dans l’extrême orient russe. Pareille fracture est courante au sein des familles écartelées de part et d’autre de la frontière, depuis l’avènement de la guerre. Avec d’un côté ceux qui subissent les bombes, et de l’autre ceux qui croient dur comme fer à la version poutinienne d’une simple «opération militaire spéciale» destinée à libérer les ukrainiens d’un gouvernement nazi.

C’est une voisine de chambre qui nous a suggéré l’idée. «Beaucoup ici ne croient plus à rien. N’ont plus d’envies. Ça n’est pas le cas de Ludmila». L’intéressée a acquiescé, avant d’ajouter: «Ce qui manque, c’est une télévision. Une télévision pour regarder des films d’amour».

Le lendemain, nous sommes revenus avec un téléviseur acheté en ville.

«Vous êtes des bons gars», a apprécié Ludmila. A l’heure du départ, elle nous prie de téléphoner dans les jours suivants afin de vérifier que son cadeau a bel et bien été fixé au mur. «La confiance n’exclut pas le contrôle» explique-t-elle, paraphrasant non sans malice un adage cher à Lenine.

«La guerre va se terminer, on va reconstruire et vous viendrez tous me voir à Kherson», assure Ludmila en invoquant un autre grand classique puisé dans le registre sans fond des proverbes soviétiques: «L’espoir est ce qui meurt en dernier.»

Le téléviseur a été installé. Ludmila -de temps à autre – va pouvoir échapper aux affres de la guerre devant des films d’amour.

DH