Nous avons franchi la frontière entre la Pologne et L’Ukraine le 23 mars au matin. La nuit précédente, le pays avait subi une attaque massive. L’une des plus intenses depuis le début de la guerre, menée à l’aide de centaines de drones kamikazes, missiles balistiques ou de croisière, et de bombes guidées. 

Il s’agissait de notre septième expédition sur place. Et nous avons été frappés par le net changement d’atmosphère.

Certes, les Ukrainiens continuent d’opposer une admirable résistance. A les entendre, il est exclu de négocier un cessez-le-feu, d’ouvrir des négociations de paix avec un agresseur honni. On lève toujours son verre à la victoire, «Slava Ukrainia» (Gloire à l’Ukraine). Les propos des officiels comme ceux des «victimes ordinaires» ne sont pas défaitistes, à proprement parler. Mais ils trahissent désormais une grande lassitude, après plus de 25 mois de guerre.

Les motifs de cette fatigue sont aujourd’hui évoqués sans retenue, et c’est nouveau. Ils incluent la lenteur des pays alliés à livrer les armes et munitions promises; le déséquilibre croissant en hommes et matériel au profit des forces russes; les difficultés à recruter des troupes fraîches côté ukrainien; la crainte d’un délitement de la solidarité, et plus encore celle d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche.

En nous recevant chaleureusement comme à l’accoutumée, Iryna, la maire d’Ouman, évoque «un malheur» qui s’éternise. Le mugissement d’une sirène d’alarme a légèrement différé l’heure de notre rendez-vous. «On s’habitue, mais à parler franchement, la situation sur le front se complique (…) A l’arrière, un jour sans alerte, cela devient très rare (…) L’édile rapporte avoir assisté aux obsèques de trois administrés âgés de 33 à 44 ans, tombés au champ d’honneur, la semaine précédente. «Des vies fauchées». Le rituel est immuable. Au passage du corbillard, la foule forme une haie d’honneur, un genou en terre, la tête inclinée vers le sol. La même scène se répète partout, chaque jour, dans le pays.

Le directeur de l’hôpital de Korostyshev, proche de Jytomyr, a deux fils sous les drapeaux. Le premier a perdu une jambe au front, l’autre y combat toujours. «Depuis 300 ans, la vie avec un tel voisin est immensément compliquée (…) Des êtres humains ne se comportent pas comme ça», lâche-t-il.

A l’occasion de notre séjour, nous avons visité une demi-douzaine d’écoles ayant bénéficié de notre aide à Ouman et Jytomyr. On nous a montré les ordinateurs portables ornés d’une macaron SOS-Ouman, les tables, chaises, lits d’appoint, cahiers, crayons, feuilles à dessiner que nous avons livrés au fil des mois. Ici et là des ouvriers parachèvent les travaux d’aménagement des abris souterrains obligatoires sous les établissements scolaires. A Jytomyr, dans une école pour autistes et malentendants, le personnel témoigne d’un dévouement admirable. Certains enfants confinés sous terre sont en proie à des crises de panique. L’abri d’une surface de 180 m3 accueille jusqu’à 140 personnes. Les alertes aériennes durent parfois 6 heures.

Les témoignages sont souvent poignants. A Myropil, N., 32 ans, évoque, le teint blême, son mari qui s’est porté volontaire aux premiers jours de l’invasion. Il a réapparu pour embrasser ses deux enfants à la faveur de quatre courtes permissions. Aujourd’hui elle ignore où il se trouve exactement sur la «ligne zéro», aux avants postes. Il est démineur dans le pays le plus infesté au monde par ces engins de morts.

A. vit un calvaire. Elle a été violée à de multiples reprises ainsi que sa fille de sept ans par des soudards. Son visage est défait, ravagé.

Serguei, 25 ans, envoyé dans le Donbass à l’issue d’une formation-éclair durant laquelle il dit avoir tiré 13 balles a fini à l’hôpital, et n’est pas prêt à remonter en ligne dans la première unité venue. Deux fois décoré pour bravoure, Il a perdu de nombreux frères d’armes et a frôlé la mort, enseveli vivant lors d’un bombardement. Il est particulièrement critique sur les insuffisances de l’armée et de ses chefs.

Certaine rencontres sont cependant revigorantes, lumineuses. C’est le cas avec Ludmila, institutrice qui a fui Kherson pour Ouman. Elle fait preuve d’une incroyable résilience. En exil forcé, elle rêvait d’un téléviseur, «pour regarder des films d’amour». Nous avons été ravis de lui accorder ce plaisir (voir encadré).

Igor, amputé de la jambe gauche après avoir été blessé près de Bakhmout a été doté d’une prothèse ultra-sophistiquée en France, grâce à l’intervention de Kevin et Hanna, délégués de SOS-Ouman dans le Var. Il exprime un voeu pieux: «que la Russie soit remplacée par la mer».

Cette fois encore, notre cargaison comportait plusieurs tonnes de médicaments, d’équipements médicaux, de lits hospitaliers…. Nous avons déchargé nos fourgons directement à l’hôpital d’Ouman avec le concours d’Alexandre, le directeur qui a pris sa place dans la chaîne. Notre lien n’a jamais été aussi fort et aussi confiant. Interrogés sur les besoins à venir, Alexandre et Iryna se déclarent encore et toujours preneurs de pansements, de compresses, de tourniquets, de fauteuils roulants, de béquilles…. Galina et Olga confirment le besoin de nourriture, d’habits, de produits d’hygiène au profit de milliers de réfugiés. «Tout ce que je possède, je le porte sur moi» témoigne une vieille dame digne, en manteau gris élimé.

Une partie de l’équipe a gagné directement Jytomyr pour y livrer des colis. Cette assistance est d’autant plus appréciée qu’elle est rare. Dans cette ville, les élèves de l’école française ont sacrifié à la tradition en rédigeant au feutre des messages sur un drapeau national, bleu comme le ciel et jaune comme les blés. Ils les ont accompagnés de dessins de chars, d’avions de combat et de coeurs. Les dédicaces proclament: «Vous êtes les meilleurs». «Revenez vivants». « On vous souhaite la victoire et l’amour».

La traductrice un rien gênée, révèle un possible…. malentendu. Elle hésite….. puis explique: Les élèves n’ont peut-être pas bien compris qui vous êtes…. Apparemment ils vous prennent pour l’avant-garde des soldats français dont le président Macron a envisagé la venue!

Nous ne sommes que de modestes humanitaires amplement conscients des limites de notre action en faveur d’un pays debout, mais fatigué par la guerre d’usure infligée par Vladimir Poutine. Cependant, forts de votre générosité, nous entendons poursuivre notre engagement en faveur des victimes.

DH