Notre sixième mission à Ouman se présentait comme une course de vitesse contre la raspoutitsa: la redoutée «saison des mauvaises routes» promettait de paralyser un peu plus à compter de la fin-novembre la contre-offensive ukrainienne. Déjà embourbée depuis des mois, celle ci s’est retrouvée momentanément reléguée au second plan de l’actualité mondiale avec le surgissement du conflit Israël-Hamas. Pour autant, ce deuxième hiver de guerre en Ukraine s’annonce aussi cruel que le premier, marqué par la poursuite des duels d’artillerie, des raids, des frappes de missiles et drones russes contre les installations énergétiques et des cibles civiles ou militaires.

Nous avons échappé à la neige et au verglas mais pas aux avanies techniques. L’un des fourgons nous a lâchés peu après Lviv. Nous nous serions passés de ce précédent là! Il a fallu l’abandonner quelques jours dans un garage; trouver au débotté un véhicule de secours; transborder à la nuit tombée la cargaison de 15 m3. Résultat: Nous avons atteint Ouman à 04H30 le jeudi 2 novembre. Après avoir parcouru quelque 2.600 km et contourné 2 des 118 localités visées la veille par des raids aériens d’une envergure sans précédent. Epuisés.

Epuisés mais avec un moral intact. Et pour cause. Ce dernier convoi de l’année comptait sept fourgons. 

Mieux encore, il avait été précédé trois jours auparavant par l’arrivée d’un poids-lourd affrété par nos soins. Le recours à un transporteur permettant de prendre en charge le fret le plus lourd constituait une première. Il nous a permis de livrer à bon port 17,5 tonnes de fournitures scolaires, des cahiers, classeurs, blocs notes, rames de papiers divers obtenues auprès de la société Clairefontaine (cf encadré). Au total, nous avons donc acheminé quelque 26 tonnes d’aide. 

On ne le répétera jamais assez. En amont du convoyage par 15 volontaires, pareil succès résulte de la mobilisation continue de dizaines de bénévoles et de donateurs au nord et au sud de la Loire, notamment dans les agglomérations de Lille et Paris, à Romilly-sur-Seine, et en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, à partir des bases de Rognes et Aups. Ils ont démarché, collecté, trié, mis en carton l’assistance dorénavant «usuelle», constituée de matériel médical, de médicaments, de vêtements et de vivres. Mais cette fois ci, nous transportions aussi une cinquantaine d’ordinateurs, une table d’examen hospitalier, des lève-malades, une centaine de chaises et des tables destinées aux écoles…… Autant dire que l’essentiel de notre première journée sur place à été consacrée au déchargement des colis assignés à l’hôpital, aux établissements scolaires, aux réfugiés de l’intérieur et aux zones proches du front.

La réception a été à la mesure de nos efforts. Le vendredi 3 novembre nous laissera un souvenir impérissable.   

Nos hôtes avaient organisé en notre honneur un spectacle surprise dans l’amphithéâtre de l’école n°11, la plus importante de laville avec quelque 1.300 élèves âgés de 6 à 15 ans. De prime-abord, la scène -avec son lourd rideau pourpre orné d’un macaron géant représentant une poignée de mains, l’une ukrainienne et l’autre française, promettait une cérémonie teintée de kitsch soviétique. Sauf que l’émotion a pris le dessus lorsqu’une enfant-star en costume traditionnel a entamé avec aplomb un chant nationaliste; quand une adolescente a entrepris de déclamer du Baudelaire, l’albatros traduit en ukrainien, suivie d’un couple de danseurs en herbe avec en fond sonore Salvatore Adamo et Joe Dassin.

Alors oui, l’événement était à la fois kitsch et poignant à souhait.

Au micro, Iryna Pletnyova, la maire d’Ouman a répété à quel point notre soutien (elle dit « le soutien de la France ») compte aux yeux de ses administrés. Plus tard, une traductrice membre du comité de réception a lu un poème écrit en français à notre intention. La dernière strophe du «temps des bisous» affiche une confiance qui nous oblige: «Tant que la guerre durera, nous verrons venir vos convois».

Vladimyr, le directeur, ne s’est pas fait prier pour présenter l’avancement du chantier d’aménagement de 1.200 m2 d’abris sous-terrains, sous l’école n°11 (une appellation héritée de l’ère soviétique). Les classes s’y poursuivent à chaque nouvelle alerte. Des fresques et slogans visent à rendre l’atmosphère moins oppressante. L’un d’entre eux proclame à l’intention des enfants menacés de claustrophobie: «Tu es plus fort que tu ne le crois». Olga, qui est chargée de la sécurité des écoles au sein de la municipalité, précise que12.000 élèves bénéficient de refuges identiques. Elle ponctue ses propos d’un leitmotiv volontariste: « On ne fait pas du sur place, on avance».

A la vue du marché mieux approvisionné qu’au printemps, on pourrait presque oublier un instant l’état de guerre. La dernière attaque remonte à la mi-octobre, quand un essaim de onze drones iraniens Shahed a réduit en cendres un énorme silo à grains.

Une partie d’entre nous est remontée via Kiev et Myropil, une commune rurale de l’oblast de Jytomyr, théâtre de combats acharnés au début de l’offensive terrestre russe.

La capitale est assurément une ville de l’arrière protégée par un dôme de fer apte à intercepter la majorité des engins de mort. Ce samedi 4 novembre, le décollage d’un Mig-31K depuis une base russe à Nijni Novgorod distante de plus de 1.300 kilomètres à déclenché les sirènes d’alerte sans perturber les promeneurs de la place Maidan, plantée d’une forêt de mini-drapeaux symbolisant les soldats tombés au combat. A proximité, sur l’esplanade Mykhailivska, des badauds silencieux photographient les carcasses de chars et véhicules blindés ennemis exposés pour l’exemple.

Les souvenirs les plus glaçants de cette dernière expédition demeurent les rencontres de victimes et la vue des cimetières qui jalonnent les routes. Les voies express aussi bien que les départementales défoncées. Ils évoquent la guerre de 14-18, la mal nommée «der-des-der». Dans ce pays, il semble qu’aucune ville, aucun hameau n’a été épargné. Partout flottent les emblèmes bleus et jaunes de l’Ukraine, qui marquent la tombe d’un « héros ».

A Myropil, Hanna -qui nous sert de guide dans le village de ses parents- évoque avec des sanglots dans la voix le calvaire d’Anna et de Yaroslava, des réfugiées rencontrées la veille. La mère vient de recevoir le certificat de décès de son mari mort sous des décombres, qui lui permettra de toucher une pension dérisoire. Elle-même et sa fille de sept ans ont été violées à de multiples reprises par des occupants russes dans le Donbass.

Au cimetière s’affiche une galerie de photos des soldats tués, dont celle d’Oleg, un engagé de 21 ans au regard poupin fauché au premier jour de l’invasion. La veille au soir, nous avons longuement échangé avec Nikolaï, Viktor, Vadim et Igor: quatre soldats invalides. Ils ont en commun un regard qui régulièrement se vide. Nous ferons tout pour aider Igor, 38 ans, amputé de la jambe gauche après avoir reçu des éclats d’obus dans le Donbass, près de Bakhmout. Il rêve d’être appareillé en France.

DH