Notre mission de la fin avril-début mai restera comme la plus marquante. Pas simplement parce qu’elle était la première.

L’offensive terrestre généralisée russe venait d’échouer, et les forces d’occupation s’étaient regroupés dans l’est du pays.

Kiev et son gouvernement ne s’étaient pas effondrés, contrairement à la conviction de Vladimir Poutine quand il a lancé son « opération spéciale », le 24 février 2022.

Notre cargaison témoignait d’une extrême urgence. Il s’agissait de soigner au plus vite, d’où la priorité donnée aux antidouleurs, antispasmodiques, ampoules anesthésiques, mais aussi aux garrots, compresses hémostatiques, masques respiratoires, couvertures de survie, etc.

De quoi apporter un minimum de soulagement aux familles exposées aux bombardements, terrées dans des abris souterrains, aux blessés civils ou combattants.

Au premier soir de notre incursion en Ukraine, nous avons fait halte à Khotyn, au fin fond des Carpates, afin d’y livrer du ravitaillement et des remèdes pour de jeunes autistes intransportables. L’état de la route est par endroits à peine carrossable. Les panneaux de signalisation ont été occultés ou enlevés pour ne pas renseigner l’ennemi. Les barrages routiers sont omniprésents, contrairement à l’essence rationnée.

Lundi soir. A l’approche d’Ouman, les contrôle se font encore plus nombreux. Sur la dernière casemate rencontrée avant de pénétrer en ville, les défenseurs ont placardé un poster de Poutine orné d’une cible sur le front.

Notre chargement a tôt fait d’atterrir dans l’ancien théâtre municipal reconverti en dépôt par un couple de pharmaciens reconvertis dans l’humanitaire par la force des choses. Aux premiers jours du conflit, un cycliste a été fauché par une roquette juste devant leur local. Résister ou fuir. Vadim et Olga ont tôt fait de choisir. Depuis ils animent un réseau de distribution d’aide à Ouman et bien au delà, dans les villes et villages exposés aux bombardement, sur la ligne de front. Les cartons sont déchargés à la hâte avant le couvre-feu qui plonge les rues dans l’obscurité la plus totale, dès 22H00.

Mardi 04H20, les sirènes d’alarme prévenant d’un  bombardement imminent se mettent à hurler. Le son est lugubre mais Ouman n’est pas la cible. Les radars couplés aux systèmes de DCA  ont simplement détecté des missiles de longue portée en vol pour le Donbass et Lviv, ce jour là.

Vadim et Olga ouvrent la voie qui conduit à Kiev à bord de leur propre véhicule. Ils nous ont demandé de les accompagner. Aux abords de la capitale, une vingtaine de chars et véhicules blindés russes gisent, abandonnés de part et d’autre de la chaussée. Les carcasses sont calcinées. Les tourelles et le canon des tanks ont été projetés au sol. Ils faisaient partie du gigantesque convoi paralysé des jours durant aux portes de Kiev, avant de battre en retraite. Ces vestiges de l’armée russe sont délibérément laissés sur place, comme un symbole de la résistance sinon de l’invincibilité de l’Ukraine.

A quelques kilomètres de là, c’est une toute autre histoire qui s’est écrite, dans les faubourgs martyrs de Boutcha, présenté comme l’Oradour local, et de Borodianka. Les crimes de guerre commis ici sont effroyables. Les images ont fait le tour du monde après le retrait des soldats russes et tchétchènes décorés pour leur bravoure face à l’ennemi par Vladimir Poutine.

C’est une chose de voir les images télévisées pourtant insoutenables des cadavres de civils éparpillés sur la chaussée, abattus d’une balle dans la nuque ou fauchés par une rafale tirée depuis un char. C’en est une autre d’entendre les récits de vive-voix des rescapés. La rafle des hommes à qui l’on ordonne de se mettre torse nu. Et malheur à ceux qui portent un tatouage trahissant leur appartenance ou leur admiration pour les brigades d’Azov. Ou qui présentent au creux de l’épaule des ecchymoses provoquées par le recul lors de l’usage d’armes à feu. Mais surtout, surtout, c’est un crève cœur d’écouter les babouchkas évoquer l’enfer qu’elles ont vécu. Comme hébétées, elles disent les  corps éparpillés au hasard des rues avant d’être enterrés à la sauvette dans les jardins. Elles parlent d’exécutions sommaires, de viols, du pillage systématique.  « Ils ont tout pris, tout, jusqu’aux casseroles. Tous les habits, les provisions. Tout ce que nous n’avions pas eu le temps de cacher » explique l’une d’entre elles. Un nouveau mot fait florès depuis la guerre:  « nema ». Il revient sans cesse dans les conversation. « Nema » signifie il n’y en a pas, il n’y en a plus. Il vaut pour les logements dans les HLM pulvérisés par les missiles, pour le ravitaillement, l’eau, le gaz, l’électricité, l’essence.

Nous sommes parmi les premiers sur place à fournir une aide. Alors quand on leur apporte des victuailles, des vêtements chauds, quelques remèdes, c’est à dire trois fois rien au regard du naufrage de leur vie, les babouchkas de Boutcha et de Borodianka se fendent d’un large sourire et tombent dans vos bras. Étouffent quelques sanglots. Et à ce moment précis, la raison de votre présence s’impose comme une évidence.

Le bouche à oreille et la solidarité fonctionnent à merveille. Dès l’arrivée de notre fourgon, les premiers rescapés sont apparus. Encore sous le choc mais incroyablement composés et dignes. Comme pour se rassurer ils affirment à tour de rôle. « Nous allons gagner. Nous allons reconstruire. Réparer ». Il ne viendrait pas à l’idée de les dissuader. Mais à leur regard on a tôt fait de comprendre qu’ils expriment une prière plutôt qu’une certitude.

DH