Cette chronique est la huitième du genre. Elle correspond à notre huitième mission en Ukraine. Et c’est probablement la plus douloureuse.
Mis bout à bout nos comptes-rendus de missions évoquent… des montagnes russes, du fait de l’alternance des périodes d’espoirs et de déconvenues. Aux yeux des victimes de la guerre que nous côtoyons, ces épisodes produisent l’effet d’une lente et sanglante descente aux enfers
Chaque nouveau voyage nous a permis de mesurer l’évolution de l’état d’esprit des Ukrainiens. Au moment de l’invasion russe du 22 février 2022, ils sont immédiatement passés de la sidération à une admirable résistance. Leur soulagement était palpable -en dépit de l’étendue des crimes de guerre commis par l’occupant- quand nous avons visité la ville martyre de Boutcha après l’échec de l’offensive généralisée et le repli vers l’est des troupes russes. Après le calvaire de Marioupol rasée à 80% au terme de trois mois de siège, leur moral est remonté avec la reprise de Kherson, fin 2022. Il a été douché en 2023 avec la chute de Bakhmout après des mois de guerre de tranchées comparée à la bataille de Verdun, puis l’échec de la grande contre-offensive ukrainienne annoncée comme déterminante.
Nos deux voyages en 2024 ont eu pour toile de fond la poussée russe dans le Donbass et une incursion ukrainienne surprise en territoire ennemi, dans la région de Koursk.
Nous nous sommes adaptés en répondant dans la mesure de nos moyens aux priorités du moment. En fournissant des générateurs en vue d’atténuer l’effet des coupures de courant résultant des bombardements systématiques russes contre les installations énergétiques du pays. En offrant des équipements pour contribuer à l’aménagement d’abris aériens sous les écoles. Signe des temps, les dernières demandes les plus pressantes portaient sur la livraison de produits de premiers secours, et d’équipements médicaux et para-médicaux.
Nouveau convoi, nouveau constat
A titre exceptionnel, le convoi d’octobre 2024 a été scindé: quatre premiers fourgons ont ouvert la voie, suivis de trois autres à quelques jours d’intervalle.
La mission de l’équipe A -du 4 au 11 octobre- a coïncidé avec une tournée en Europe de Volodymyr Zelensky. Elle fut pour lui l’occasion de réclamer des armes, et de présenter son «plan pour une paix juste et rapide (…) pas plus tard que l’année prochaine». De retour au pays, le président a précisé devant son parlement qu’il excluait toute concession territoriale à l’ennemi.
Le fait est qu’il particulièrement difficile de cerner l’état d’esprit des Ukrainiens. Les rarissimes sondages, menés au téléphone, indiquent toutefois une nette montée en puissance des partisans de la paix à mesure que le conflit s’enlise. En début d’année, ils étaient au coude avec les tenants de la guerre.
Nos interlocuteurs, c’est-à-dire les victimes de cette guerre qui n’en finit pas, expriment quant à eux désormais clairement leur extrême lassitude. Et leur désir de voir cesser les hostilités. Quitte -et c’est nouveau- à perdre une partie des territoires tombés aux mains des russes.
« Vous voulez la vérité, même si elle dérange? La majorité des Ukrainiens considère que nous perdons trop de gens. Qu’avec cette génération sacrifiée, c’est l’avenir du pays qui meurt. Elle est persuadée que ceux qui sont restés au Donbass occupé détestent les Ukrainiens » résume notre ami Sergueï, très engagé dans l’action humanitaire.
Ce discours , nous l’avons entendu à maintes reprises. Cet abattement, nous l’avons lu dans le regard des épouses rongées par l’inquiétude, des veuves, des vétérans estropiés, des survivants brisés. Pour illustrer l’ampleur de la catastrophe, il suffit d’observer le nombre des photos affichées dans les «allées des héros », qui s’allongent de mois en mois dans chaque village, chaque ville. Et si le bilan des pertes demeure un secret soigneusement gardé dans les deux camps, de très nombreuses vidéos circulent sous le manteau pour attester du carnage. Les chiffres les plus crédibles font état d’un total avoisinant 1 million de morts et blessés: deux-tiers russes et un tiers ukrainiens.
Les familles épargnées sont rares. En privé, le leitmotiv est qu’il y a trop de morts. Infiniment trop. Chaque étape nous a permis de mesurer l’ampleur de l’accablement.
A Myropyl nous avons retrouvé la famille d’Hanna, ukrainienne réfugiée à Aups et membre de SOS-Ouman. L’accueil est ultra généreux comme à l’accoutumée, mais les toasts à la victoire manquent cette fois de conviction. Une cousine ne masque pas son inquiétude. Son mari est mobilisé en qualité de démineur sur « la ligne zéro », c’est-à-dire le front. L’endroit exact de son affectation relève du secret militaire. Les nouvelles sont rarissimes et elle redoute le pire à chaque sonnerie de téléphone, à chaque coup à sa porte.
A partir de là, Igor se joint à notre convoi. Ce militaire amputé de la jambe gauche, a été doté d’une prothèse électronique grâce à une extraordinaire chaîne de solidarité mobilisée dans le Var par Kevin, «notre homme à Aups». Il doit aujourd’hui retourner en France pour une série d’ajustements.
Igor n’avait jamais vu la place Maïdan à Kiev, autrement qu’à la télévision. Et ce brave d’entre les braves, témoin des combats les plus meurtriers, peine à refouler ses larmes devant la mer de drapeaux, symboles des hommes et des femmes tombés au front. Elle a pris de l’ampleur depuis notre dernière visite. A la faveur d’une interview, un journaliste de l’agence Ukrinform s’enquiert de notre perception du moral des Ukrainiens. La question est d’évidence d’actualité.
A Ouman, Viktor, nous présente le siège de l’association des vétérans qu’il préside. Il s’agit en réalité d’une maison délabrée mise à disposition par la mairie il y a deux mois seulement. Tout reste à faire. Viktor, sollicite notre aide. Rêve à voix-haute d’un lieu qui offrirait « une réhabilitation physique et psychologique» à quelque 70 anciens soldats -comme lui- et à leurs familles. Ancien membre de la police criminelle, ce père de quatre enfants a quitté la Pologne aux premiers jours du conflit pour s’engager.
L’accumulation des funérailles
Le rendez-vous suivant est plus poignant encore. Les funérailles de soldats se multiplient ces dernières semaines à Ouman et dans sa région immédiate. Elles témoignent de la férocité des combats en cours dans la région du Donbass, à Zaporidjia, Donetsk et Pokrovsk, où les Russes grignotent inexorablement du terrain au prix de pertes effroyables.
Le mardi 8 octobre, c’était au tour de Kotsyuba Vladyscav Hryhorovych d’être porté en terre. Le colosse barbu avait 55 ans et trois enfants.
Il repose désormais dans le cimetière de son village natal, à sept kilomètres d’Ouman. Olyanetske compte 1291 habitants. Près du quart de la population s’est déplacée pour lui rendre hommage.
Ces cérémonies qui contribuent à miner le moral des Ukrainiens obéissent à un rituel immuable.
A l’approche du corbillard précédé d’une voiture de police, la famille, les amis, les voisins, ses frères d’armes et une vingtaine d’enfants de l’école communale mettent un genou en terre, et inclinent la tête.
Le cercueil porté par des soldats de l’unité du défunt est ouvert, conformément au rite orthodoxe. La marche funèbre interprétée par la fanfare locale est déchirante. La foule secouée de sanglots scande «Gloire à l’Ukraine» à l’invitation du prêtre. Le prêche est ouvertement nationaliste. “Le défunt héros est mort pour empêcher que l’Ukraine ne devienne russe” dit l’officiant, qui évoque “un devoir sacré”.
Plus tard dans l’après midi, à Ouman, cinq femmes et deux soldats démobilisés nous attendent, accablés sur les banquettes d’un centre de réhabilitation qui soigne les corps et les cœurs de près de 150 vétérans et civils ayant perdu un mari, un fils….Les visages sans expression racontent des existences détruites. “Nous ne pouvons pas rendre à la vie les disparus, mais nous essayons d’en redonner le goût aux survivants” explique la directrice.
Un père effondré évoque la mort de son fils, un légionnaire stationné en Corse qui est revenu en toute hâte au pays pour le défendre. Sa voix tremblote. Il s’excuse d’être incapable de prononcer sans pleurer le prénom de son enfant, infirmier tué par un sniper en tentant de porter secours à un camarade blessé.
“J’ai vu des engins dans le ciel. Et j’ai compris que des gens allaient mourir” témoigne une veuve d’une quarantaine d’années, sans trouver la force de fournir plus d’explications.
Une autre souligne l’impossibilité de faire le deuil d’un proche disparu au front, présumé mort.
Un militaire relève son T-shirt pour montrer de terribles cicatrices. Il redoute de perdre son bras et nous supplie de l’aider, en transmettant en France son dossier médical. « C’est mon dernière espoir », dit-il. Nous allons essayer de l’aider.
Un ancien tireur d’élite, après moult remerciements pour notre engagement, a tenu à m’offrir un présent. C’est un badge militaire. “Un écusson de la milice Wagner. Un trophée de guerre” précise-t-il. Et d’ajouter: “Il est encore imprégné de sang russe.”
En attendant l’avènement « d’une paix juste » à brève échéance, un panneau publicitaire planté à la sortie d’Ouman atteste des difficultés grandissantes du pays à recruter de nouveaux soldats. Le slogan s’adresse à ceux qui tentent d’échapper à la conscription: «Ne pars pas, défends le pays ».
DH